Les aliments ultra-transformés peuvent-ils nous sauver du dérèglement climatique ?
Plusieurs personnes autour de moi m’ont demandé ce que je pensais de la fameuse margarine « Solo Gourmet » dont on fait la publicité à l’heure actuelle. L’argument de vente choc : cette margarine, à base d’huile de palme et de tournesol, promet une réduction de 81% des émissions de gaz à effet de serre en comparaison avec le beurre de production belge, en plus d’autres impacts environnementaux tels qu’une diminution de l’utilisation de l’eau et des surfaces. Etude scientifique et chiffres à l’appui. L’étude est consultable ici.
Formidable pourrions-nous penser, voilà peut-être une manière de réduire notre empreinte écologique. En même temps la question que l’on se pose automatiquement est la suivante : un aliment industriel à base d’huile de palme et de tournesol produites sur un autre continent peut-il avoir un impact écologique positif ?
J’ai mené ma petite analyse critique et ma conclusion est sans appel :
Non, les aliments ultra-transformés ne sont pas une solution, ni pour le changement climatique, ni pour l’écologie ni pour notre santé (et en plus ils ont mauvais goût).
Analysons les chiffres derrière l’étude fournie par Solo
Moins d’émission de CO2 ?
Solo gourmet nous promet une réduction de 81% d’équivalent CO2 par rapport au beurre. Comment arrive-t-on à ce résultat ?
Les vaches produisent du méthane et le méthane est un gaz à effet de serre puissant. C’est à cause du méthane que les vaches sont souvent accusées de contribuer au dérèglement climatique.
Cependant, il faut savoir que l’émission de GES de l’élevage bovin est extrêmement difficile à évaluer. La plupart du temps les chiffres utilisés sont ceux de la FAO (ce sont ceux repris dans le rapport du GIEC). Il faut savoir que les valeurs ont été revues à la baisse à plusieurs reprises.
La FAO propose un taux de 14,5% d’émission de gaz à effet de serre émis par l’élevage. Cependant, la méthodologie utilisée par la FAO et les comparaisons qui en découlent sont considérées comme imprécises et entachées de raccourcis hâtifs. Il faut prendre cela comme première esquisse qui demande plus de précisions.
Plusieurs organismes de recherche officiels se sont attelés à des évaluations plus précises.
Aux USA, l’EPA (Agence de Protection de l’Environnement) annonce un chiffre nettement plus bas de 3,9%, dont 0,8% pour les bovins. Nous sommes loin des 14,5% annoncés.
En France, l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) a mené une vaste étude assez précise. Les résultats sont disponibles sur leur site, mais l’institut se garde de donner une réponse simple à une question aussi complexe tellement les paramètres en jeux sont nombreux et difficiles à appréhender avec précision (alimentation de l’animal, âge de la prairie, rotation, labour, engrais, densité et race des animaux, haies,…). L’INRAE met en évidence un fait qui n’a pas été pris en compte par la FAO (ce qu’on peut comprendre puisque les techniques d’élevage américaines sont différentes) : Les pâturages sont LE meilleur moyen de séquestrer du carbone dans le sol. Une prairie permanente broutée par des ruminants peut stocker 210 kg de carbone par hectare par an tandis que la même surface utilisée pour la culture va plutôt émettre 80 kg de carbone par hectare par an.
Cette capacité du sol à séquestrer le carbone grâce aux ruminants est tellement efficace que de nombreux professionnels l’envisagent comme une solution performante pour enrayer le réchauffement climatique. Pour en savoir plus sur le sujet je vous invite à regarder le documentaire américain « Kiss the Ground » sur Netflix
Ici, l’étude fournie pas Solo se base sur des chiffres finlandais (principalement élevage intensif hors prairie) avec une méthodologie similaire à celle de la FAO et ne tient pas compte du carbone stocké dans le sol.
Il faut savoir qu’en Wallonie, les vaches sont nourries à 80% d’herbe en moyenne (chiffres de l’APAQW) et il est tout à fait possible de trouver des fermes qui dépassent ce pourcentage. Souvenez-vous que les prairies d’herbe en croissance broutée par des ruminants sont la meilleure technique de stockage de carbone dans le sol.
J’ai beau tenter de tourner les choses dans tous les sens, je ne vois pas comment il pourrait être possible que l’huile de palme ou de tournesol du Solo Gourmet produites sur un autre continent et parfois au détriment de la forêt primaire puissent avoir un meilleur bilan carbone que le beurre que je vais chercher chez mon agriculteur du coin dont les vaches sont tout le temps dehors.
Occupation des terres
Solo Gourmet nous promet une occupation des terres 66% inférieure comparativement au beurre. Alors là, on compare des choses qui ne sont absolument pas comparables. Les terres occupées par les bovins sont souvent des terres qui ne sont pas cultivables (techniquement ou légalement). Les prairies sont des oasis de biodiversité. D’ailleurs que font parfois les gestionnaires de réserves naturelles quand ils veulent augmenter la biodiversité d’un site ? Ils y mettent des ruminants.
On ne peut absolument pas comparer un pâturage aux monocultures de tournesol du Brésil ou de palme d’Indonésie. Même si moins de surface totale devait être utilisée, je ne vois pas l’intérêt si c’est au détriment de la forêt primaire et des espaces naturels.
Consommation d’eau
Solo Gourmet nous promet d’utiliser 87% d’eau en moins. Il faut savoir que la méthode de calcul utilisée dans l’étude fournie par Solo comptabilise comme « eau consommée » la pluie qui tombe sur la prairie pour faire pousser l’herbe. Alors avec le climat belge on peut comprendre que les chiffres de l’eau pour la production de beurre sont si élevés ! Si on corrige ce biais, on arrive à une consommation d’eau pour le beurre inférieure de plus de la moitié de ce qu’il faut pour le Solo Gourmet.
Et l’équilibre nutritionnel dans tout cela ?
Le beurre cru, si la vache est nourrie à l’herbe, ce qui est essentiellement le cas en Wallonie, est un concentré de vitamines et d’acides gras de qualité exceptionnelle. Ceux qui me connaissent savent que j’utilise le beurre cru avec ma clientèle pour ses propriétés thérapeutiques. Propriétés qu’on ne pourra jamais avoir avec un produit ultra transformé.
Les acides gras sont des molécules essentielles au bon fonctionnement de notre corps, mais extrêmement fragiles. Dans des produits comme le Solo Gourmet, les graisses sont travaillées, transformées et n’ont plus la même structure. Le corps va devoir s’en satisfaire mais l’impact sur la santé (et pas uniquement cardiovasculaire) est réel. Je compare cela à construire une maison avec des briques dont la structure interne est abimée.
Et au niveau du goût ?
Là je ne peux pas donner d’avis éclairé, on ne me fera pas acheter ce genre de produit, je n’y ai pas goûté. En revanche, je peux affirmer que le beurre cru que j’achète à la ferme près de chez moi est d’une qualité gastronomique exceptionnelle et plusieurs fois primé. Je ne prends pas trop de risque en avançant qu’il est gustativement inégalable par un produit transformé. Trouvez-moi un chef de restaurant gastronomique qui cuisine au Solo Gourmet et on en reparle.
Je veux changer le monde en changeant mon assiette, je fais quoi ?
Mon avis personnel sur la question est assez clair. Que ce soit au niveau climatique, environnemental, sociétal ou éthique, on se trompe rarement lorsque l’on consomme des aliments locaux produits directement chez le producteur que l’on peut questionner sur ses pratiques agricoles. Ces aliments sont aussi le plus souvent bien plus intéressants au niveau nutritionnel et gastronomique.
Je n’ai aucune vue sur les plantations de palmiers à huile à Bornéo ou les immenses champs de tournesol au Brésil, je ne sais pas ce qui s’y passe, quelles sont les pratiques agricoles, comment sont traités les ouvriers, quels sont les produits utilisés, dans quelle mesure la forêt primaire est-elle préservée. Je n’ai aucune vue non plus sur l’utilisation de l’argent que je donnerais pour acheter ces produits.
Par contre je sais que l’argent que je donne directement à l’agriculteur de la toute petite ferme de ma région où je me fournis en beurre sert à payer… l’agriculteur (et non pas les actionnaires, les publicités, la distribution, ou des études douteuses…) En achetant du beurre à la ferme, je contribue à maintenir une agriculture paysanne qui fait partie de notre culture. Les vaches qui produisent le lait contribuent à la biodiversité et permettent un stockage de carbone conséquent dans le sol tout en embellissant notre paysage. Le beurre cru, avec sa richesse en vitamines et acides gras de grande qualité est un aliment santé inégalable. Et son goût de noisette et de prairie fleurie, qui varie en fonction des saisons et du temps qu’il fait, ravit les palais exigeants.
On pourrait également répondre simplement à la question en une phrase : « Si on fait de la pub pour un aliment, méfiez-vous ! »
Merci à Carlo de Pascale d’avoir stimulé l’écriture de cet article.